Un programme iconographique digne du Moyen Âge
La Fraternité Saint-Vincent-Ferrier, qui vient d’achever son église conventuelle, Notre-Dame du Rosaire, à Chémeré-le-Roi en Mayenne, a décidé de construire un monumental autel historié. Comment ce projet est-il né ? À quoi ressemblera-t-il ?
Richard de Seze a interrogé les Pères responsables du projet pour Monde&Vie (n° 1006, 22 janvier 2022).
Le projet de ce maître-autel était-il prévu dès la construction de votre église ?
Absolument pas. Nous savions qu’il faudrait un jour bâtir un autel, mais sans plus de précision. Il faut reconnaître que nous avons beaucoup tâtonné. Nous avons sollicité plusieurs artistes, qui ont proposé des projets intéressants et de belle qualité. Mais, après réflexion en communauté, le consensus ne se faisait pas. Rien n’emportait vraiment l’adhésion.
Il a fallu que l’église soit entièrement achevée et que nous ayons pu y célébrer la liturgie pendant plusieurs mois pour qu’enfin nous commencions à sentir les lieux et la manière dont nous voulions les organiser. Il faut se souvenir que, pendant plus de trente ans, la communauté avait célébré la liturgie dans les anciens communs, ingénieusement transformés en chapelle : d’un petit volume assez sombre et sans acoustique, nous sommes passés à un grand volume très lumineux, doté d’une longue résonance. Le temps d’adaptation nécessaire explique les premiers tâtonnements.
Qui a déterminé le programme iconographique du retable ?
Le programme iconographique a été commandé par le titre même de notre église conventuelle : Notre-Dame du Rosaire. Tout part de là. Nous savions que nous voulions honorer ce titre. Le “comment” restait à inventer : une image de la donation du Rosaire à saint Dominique et sainte Catherine de Sienne dans l’esprit des confréries du Rosaire qui ont foisonné dans toute l’Europe à partir de la fin du XVe siècle ? L’évocation des grands apôtres du Rosaire (saint Dominique, bienheureux Alain de la Roche, saint Louis-Marie Grignion de Montfort) ? La victoire de Lépante ? Les apparitions mariales de Lourdes ou Fatima ?
Tout était possible. Mais le mieux n’était-il pas de revenir à l’évangile lui-même, et de faire de ce retable à panneaux comme un évangéliaire où l’on puisse relire l’amour de Dieu pour nous ? Ces images de la vie du Christ sont un support incomparable pour la méditation et l’apostolat d’un frère prêcheur.
Comment le retable accompagne-t-il la liturgie dans son grand cycle annuel ?
La liturgie est une fête. La fête, la vraie fête humaine, est une réalité très profonde, qui cherche à accorder l’ensemble des circonstances de temps et de lieu à l’effervescence de l’esprit. Que fête la liturgie ? Elle célèbre les mystères du Christ, de son incarnation à la mission du Saint-Esprit, en passant par la « bienheureuse passion » (canon romain) et la résurrection.
Tout au long de l’année, le retable en position fermée présente un diptyque, deux panneaux représentant la passion du Sauveur : l’agonie au mont des Oliviers à gauche et le portement de la croix à droite. Surmontant l’autel, le tabernacle et la croix, ces deux mystères nous rappellent que Notre-Seigneur n’a pas fait semblant de nous aimer ; et que le mystère de la messe n’est autre que le renouvellement non sanglant du sacrifice offert par lui et en lui au calvaire.
Mais, au temps où l’on célèbre la victoire de la résurrection, les panneaux s’ouvrent et offrent au regard un compendium de l’évangile. Quatre panneaux retracent toute la geste du Christ : en haut à gauche, l’incarnation ; puis, en dessous, le baptême du Seigneur ; en bas à droite, la crucifixion ; puis, au-dessus, la résurrection.
Au temps pascal donc, et aux grandes fêtes de l’année, le sanctuaire revêt ses habits de fête en déployant les plis de son manteau, comme la Vierge à l’Enfant, qui cache en ses plis une multitude d’orants.
Comment avez-vous eu l’idée de faire appel à Remy Insam ?
C’est franchement exotique. Mgr Athanasius Schneider, qui a ordonné plusieurs pères de la communauté, nous avait raconté l’aventure de la cathédrale de Karaganda, au Kazakhstan. En plein pays musulman, au centre névralgique de la ville, il a fait bâtir un beau et vaste sanctuaire en l’honneur de Marie.
Cette « mosquée des chrétiens », comme l’appellent joliment les musulmans de la région, est de style gothique. Pour l’aménagement intérieur (maître-autel, autels latéraux, statuaire, bas-reliefs, etc.), Mgr Schneider a fait appel aux artisans du village de Sankt Ulrich au Tyrol. C’est Remy Insam qui a supervisé cet impressionnant chantier. En voyant les images de ce qui a été réalisé à Karaganda, notamment le maître-autel, l’idée est venue peu à peu. Et pourquoi pas un autel de ce type pour notre église ? Et pourquoi pas par le même
artisan ?
Remy Insam avait un père sculpteur : jusqu’où remonte la tradition, dans cette famille, dans ce village ?
M. Insam tient son art de son père, en effet. Les familles de ce village transmettent (jusqu’à aujourd’hui, mais demain ?) leur savoir-faire aux générations suivantes. Les ornements de décoration du retable sont inspirés de plans d’autel qu’avait fait l’arrière-grand-père de Remy Insam (Joseph Runggaldier, 1848 - 1917). C’est le premier de cette lignée familiale d’artisans d’art sacré. Son grand-père et son père l’ont continuée. À Sankt Ulrich, le village de R. Insam, la tradition d’art sacré a commencé en 1770 : des paysans de ce pays pauvre et rude (1 200 m d’altitude...) cherchaient une source de revenu supplémentaire pour survivre. À partir de 1820, il existait une école d’art sacré dans le village et un grand nombre d’ateliers, couvrant tous les corps de métier de l’art sacré, qui exportaient autels, sculptures, etc., dans le monde entier tout au long du XIXe siècle.
La taille monumentale du retable est une volonté initiale ou le fruit d'une discussion avec l'artisan ?
À partir du moment où l’idée d’un retable, et d’un retable historié, a émergé, il fallait explorer jusqu’au bout cette solution. Progressivement, avec le conseil d’un architecte et de spécialistes de l’art sacré, nous avons proportionné la taille du retable aux immenses baies qui ouvrent le chevet plat de notre église.
Les grandes baies permettent de baigner dans la lumière le registre supérieur du retable, celui où se trouvent deux saints qui nous appellent à les imiter (ils nous disent : nous vous avons ouvert la voie vers le ciel, suivez-nous), saint Dominique à droite et sainte Catherine de Sienne à gauche ; et, surtout, le Christus Salvator, image du Fils premier-né d’entre les morts, qui tient en main le monde et nous bénit de sa droite.
Le résultat final est la rencontre d’un artisan et d’un style, avec un programme déterminé par nous.
Remy Insam est venu à Chémeré ?
R. Insam est venu sur place, évidemment, avec son épouse qui l’accompagne et assure la gestion de leur petite entreprise. Son premier séjour au couvent avait pour but de découvrir la communauté, notre église, la liturgie qu’on y célèbre, et de présenter le projet qui lui est venu à l’esprit. Sans parler de « prophétisme artistique », il y a eu chez lui un véritable élan intérieur dans la composition de ce retable. Son premier travail fut d’élaborer une maquette (échelle 1/10) qu’il nous a présentée et que nous avons discutée avec la communauté.
Son deuxième séjour a permis de prendre les mesures précises du sanctuaire et de figurer l’implantation future de l’autel, notamment son élévation.
Et justement, qu’a-t-il apporté, dans l’élaboration du projet ?
Toute sa compétence artistique et technique, une bonne connaissance des thèmes iconographiques et de la tradition des autels historiés qu’on rencontre encore dans le Tyrol (ces régions autrefois très reculées et pauvres n’ont pas connu les évolutions artistiques baroque, puis classique), un vrai sens pratique et une capacité à s’adapter aux demandes. Un exemple : le rite dominicain suppose pour le rite d’offertoire une largeur assez conséquente de la table de l’autel. Ayant assisté à la messe solennelle, il a aussitôt saisi cet aspect, a repris ses crayons pour redessiner un autel qui permette de faire toutes les cérémonies, tout en conservant les proportions qui donnent à l’ensemble sa force et son élégance.
Va-t-il tout sculpter et peindre lui-même ? Aucun élément ne préexiste ?
Cet ambitieux projet, qui nécessitera presque deux années de travail, est un travail d’équipe. Un retable de ce type nécessite l’intervention de plusieurs corps de métier : menuisier, pour toute la structure, sculpteurs, pour les statues et les ornements, ébéniste, peintre, doreur… Et toute l’équipe se recrute dans le village, où chaque famille a sa spécialité. Remy Insam, qui a dessiné l’autel, en assurera la maîtrise d’œuvre, et sa spécialité est la peinture et la dorure. C’est donc entre ses mains que passeront toutes les pièces : de la statue de Notre-Dame du Rosaire jusqu’au dernier feston. Il est quand même fort heureux, n’est-ce pas, qu’on puisse encore aujourd’hui réaliser de belles et grandes choses pour Dieu !